Les Invités au procès

Des foules en marche sur les routes du pays signalent d’entrée de jeu que nous sommes au moyen âge. La découverte récente des ossements de  » Saint-Julien l’Enfoui  » aura suscité l’engouement général pour les pèlerinages, rappelant Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais le voisin de ce site consacré par cette découverte, le juge Salin, joue de malchance dans cette histoire. Dix ans à ratisser son champ à la recherche des reliques, pour finalement voir son ennemi Jasmin profiter des retombées ! Une auberge délabrée, un jardin en friche, témoignent de son infortune depuis que les gens du village n’ont plus recours à lui pour juger leurs différends.

L’arrivée impromptue du Diable chez le juge sous les traits d’un Voyageur permet cependant de faire tourner les événements à l’avantage de Salin. Les pèlerins délaisseront bientôt « Julien dit le Déterré » pour l’enchantement d’une immense fleur noire au parfum enivrant qui se dresse dans l’étang derrière l’auberge du juge. Métamorphosé en un magnifique jardin, ce lieu sera désormais considéré comme le carrefour du monde.

Au centre du drame, les deux filles jumelles de Salin. Belle comme sa mère, Aude est cependant vide, à l’image de son désoeuvrement, placée dans l’attente continuelle de l’événement qui lui donnera son sens. Tapie dans les traits de son visage, « la Beauté la guette comme une proie ». Le Voyageur la choisira pour attirer les pèlerins du haut de sa fenêtre, « figure de proue » pour la nef des fous. Ba, la laide, conserve en sa mémoire le paysage d’enfance, le jardin d’autrefois « éclatant de fruits et de fleurs », ainsi que le visage de sa mère « souriant dans le soleil ». Son obstination à lutter contre la décrépitude des lieux depuis la mort de Saule, sa mère, témoigne d’une incurable nostalgie pour ce temps d’avant la Chute que ne saurait faire oublier le « terrifiant jardin » du Voyageur.

Pour la foule des pèlerins rassemblés devant la fleur qui exauce tous leurs voeux(excès de toutes sortes, vengeances personnelles, meurtres), le juge Salin devra pour sa part instituer une nouvelle forme de justice pour toutes ces infractions à la loi en les faisant expier par un seul homme: son fils Isman. Mais cette forme de rédemption est à double tranchant: « Quels fins stigmates prendrez-vous sur vous en retour, bonnes gens », demande le Diable à la foule qui s’entête à chercher toujours de nouvelles victimes dans l’espoir d’échapper au piège du jardin. Même la mort du  » vieil homme  » Salin n’y changera rien. Finalement, à vouloir ainsi faire l’économie de la justice en s’épargnant la condamnation, les « invités au procès » deviendront tous eux-mêmes les victimes de leur justice expéditive.

* Pour une étude plus détaillée, voir notre introduction à la pièce Le Temps sauvage, Bibliothèque québécoise(BQ), p.23-28.

Tous droits réservés © 1998 Robert Harvey

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