Analyse d’un poème

Les grandes fontaines

Il importe d’abord de préciser le sens du mot « fontaine », à entendre ici comme une vaste étendue d’eau surgie du fond de la terre par le débordement de la nappe souterraine à la surface du sol, tel qu’on en voit parfois dans les vallées. « C’est le lieu où les sources profondes enfouies sous les montagnes remontent » (Giono). Par sa référence aux fontaines, le titre de ce troisième poème du recueil Le Tombeau des rois rappelle le poème liminaire (« Au seuil d’une fontaine »), bien que l’article défini (« les ») ajoute cette fois une détermination que n’avait pas précédemment l’article indéfini (« une »), ainsi qu’une précision sur l’étendue de ces fontaines.

N’allons pas en ces bois profonds
À cause des grandes fontaines
Qui dorment au fond.

Le sujet de l’énonciation (le « nous » de distanciation) s’établit d’emblée dans un rapport à un espace qu’il semble déjà connaître. La recommandation pressante qu’il s’adresse à lui-même exprime le pressentiment d’un danger associé à l’espace limite que représentent ces fontaines. Ne pas céder surtout à l’enchantement profond de ces lieux interdits. Dans les trois premiers vers, la profondeur s’organise par emboîtement, alors qu’une syllabe commune aux trois derniers mots (« profonds », « fontaines », « au fond ») sert à ponctuer le mouvement de descente. D’abord, « les bois profonds » évoquent l’image légendaire d’une forêt dense et noire où le sujet pourrait se perdre. S’amorce ensuite la descente verticale au plus creux de la profondeur de la terre où « dorment » les grandes fontaines. Enfin, l’éloignement du sommeil, ajoutant à la profondeur, fait reculer d’autant le lieu à partir duquel il sera possible au sujet de penser ces fontaines. Ainsi, l’enveloppement du secret, après avoir été décrit précédemment sous l’angle de la transparence et de la réfraction dans le deuxième poème « Sous la pluie », nous est maintenant présenté sous celui de la profondeur.

N’éveillons pas les grandes fontaines
Un faux sommeil clôt leurs paupières salées
Aucun rêve n’y invente de floraisons
Sous-marines et blanches et rares.

Le premier vers reprend l’exhortation du sujet à se garder d’un affrontement avec cette présence endormie qui risque de lui être fatale. Mais tout en refusant d’approcher au plus près de ce lieu, le locuteur cède peu à peu à la fascination de ce qu’il appréhende, comme sous l’effet d’un enchantement venu du plus profond de lui-même. Derrière le piège du « faux sommeil » se profile la figure du vampire couché dans sa dernière retraite, annonçant déjà les pharaons couchés « en leurs étuis solennels et parés » du poème « Le tombeau des rois ». Cette figure hiératique, commune aux deux poèmes, symbolise la béance du vide à la source du désir, là où la mort sommeille, inextricablement liée à la vie même. Plus loin, le caractère intemporel de ces grandes eaux sera suggéré de façon plus précise par la référence à l’invariabilité de leur « faux sommeil » sans rêves, stérile (« aucun…ni…ni… ») comme l’eau dont elles sont faites. Enfin, par l’allusion anticipatrice aux larmes (« paupières salées »), les « grandes fontaines » rappellent aussi, bien que différemment, la peine de « celle qui dort » sous la pluie dans le poème précédent.

Les jours alentour
Et les arbres longs et chantants
N’y plongent aucune image.

L’emploi de l’adverbe « alentour » permet d’organiser l’espace (« les arbres longs et chantants ») et le temps (« les jours ») autour d’un centre de gravité. L’absence de réfraction du paysage dans l’eau de ces fontaines, l’absence de traces aussi laissées par le passage des jours, trahit encore une fois le caractère immatériel et intemporel des lieux.

L’eau de ces bois sombres
Est si pure et si uniquement fluide
Et consacrée en cet écoulement de source
Vocation marine où je me mire.

Ô larmes à l’intérieur de moi
Au creux de cet espace grave
Où veillent les droits piliers
De ma patience ancienne
Pour vous garder
Solitude éternelle solitude de l’eau.

Tel le contemplatif engagé dans sa quête mystique, le sujet tente ici d’accorder son esprit à la pureté de cette eau dont la fluidité s’interdit toute préoccupation étrangère (« si uniquement ») à sa nature première (« fluide »). Dans ce continuel mouvement d’écoulement, réside la quintessence de l’eau qui la rend « consacrée ». La « vocation marine » du sujet consiste ainsi à contempler le mouvement d’écoulement des larmes en lui pour mieux comprendre sa peine et de s’en pénétrer jusqu’à s’y abîmer. C’est là, en quête de l’habitation la plus profonde du songe, que se mire le sujet. Par ailleurs, son engagement (« vocation ») sera connoté dans l’énonciation par le passage du « nous » de distanciation au « je » de l’accord à soi-même.

L’interjection (« Ô larmes ») se donne à lire comme l’antithèse d’une autre interjection située au tout début du poème liminaire (« Ô ! spacieux loisir »). À l’étendue illimitée de ce que le sujet croyait être un « spacieux loisir », se substitue maintenant la source intarissable de ses larmes. La découverte en lui de « cet espace grave » qu’a creusé l’eau de ses larmes, l’amène à vouloir prendre toute la mesure de l’étendue de sa peine. C’est dans ce temple du songe « où veillent les droits piliers / de [sa] patience ancienne » qu’il compte accomplir fidèlement sa « vocation marine ». Alors que la patience dans « Sous la pluie » s’apparentait à celle d’un « monde replié passif et doux », elle se voudra ici active par sa fonction de veille (« pour vous garder »). Ce qu’évoque la figure rectiligne des « droits piliers » pour connoter l’absolu de l’attention dans le regard de l’observateur. Seule une « patience ancienne », transmise par filiation peut-être depuis des temps immémoriaux, pourrait permettre au sujet d’entrer dans cette contemplation de la « solitude éternelle » de l’eau – inscrite en creux dans « cet espace grave » – pour une habitation féconde de son propre mystère. Soit en ces lieux limites où sa peine inconsolable vient puiser l’eau de ses larmes.

 

On pourra lire l’analyse des vingt-six autres poèmes du recueil dans l’essai Poétique d’Anne Hébert, jeunesse et genèse, suivi de Lecture du Tombeau des rois, par Robert Harvey.

Pour un aperçu d’ensemble du recueil, voir « Cinquantenaire du Tombeau des rois » au menu principal.

* Nous remercions les Éditions L’Instant Même, et tout particulièrement Madame Marie Taillon, de nous avoir permis d’utiliser cet extrait de l’essai Poétique d’Anne Hébert, jeunesse et genèse, suivi de Lecture du Tombeau des rois, de même que Madame Hélène Taillon pour nous en avoir facilité la reprographie.

Tous droits réservés © 1998 Robert Harvey

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