Le Torrent

Sept textes composent ce recueil de nouvelles: « Le Torrent »(1945) qui prête son titre au recueil, « L’Ange de Dominique« (1944), « La Robe corail »(1938), « Le Printemps de Catherine »(1947), « La Maison de l’esplanade »(1942), « Un grand mariage »(1962) et « La Mort de Stella »(1962). Dans « Le Torrent », le narrateur-personnage, François Perreault, raconte comment l’emprise tyrannique de sa mère sur lui a détruit sa vie. La presque totalité de la première moitié du texte concerne des faits vécus entre sa petite enfance et l’âge de dix-sept ans sur une ferme isolée appelée « le domaine », où sa mère, Claudine Perreault, s’est réfugiée pour tenter de « racheter » une grossesse hors mariage qui lui a fait quitter le village. Mais c’est à l’enfant issu de cette « faute », ce fruit du « mal », que reviendra la tâche de la racheter aux yeux des autres en devenant prêtre. Ainsi en a-t-elle décidé.

Dépossédé du monde et de sa vie par le « décret d’une volonté antérieure à la [sienne] », François Perreault est soumis dès son jeune âge à une discipline stricte empreinte de rigorisme. Sa mère l’oblige à cultiver la crainte du châtiment divin, à n’utiliser la parole qu’exceptionnellement et à travailler jusqu’à épuisement sous peine de punition. Les enseignements que Francois tirera plus tard de certains événements lui permettront cependant de lutter contre cette domination. Aussi, refusera-t-il obstinément à l’âge de dix-sept ans d’entrer au séminaire pour « redorer [la] réputation » de sa mère. Elle le frappera alors à la tête avec un trousseau de clefs pour le punir, ce qui le rendra définitivement sourd.

Mais par ce coup, Claudine lui donne involontairement accès à l' »esprit du domaine ».  » Le domaine d’eau, de montagnes et d’antres bas « , dit Francois,  » venait de poser sur moi sa touche souveraine « . Au centre du domaine et voisin de la maison, le torrent prit soudain pour lui une importance primordiale. La force du courant, ses remous incessants, le tumulte de la cataracte, tout y devenait l’expression de sa haine et de sa révolte contre sa mère, comme s’il y retrouvait le mouvement précipité de son propre sang.

Au cours de l’affrontement qui clôt la première partie de la nouvelle, Claudine Perreault sera piétinée à mort par Perceval, un cheval indomptable qu’admirait François pour sa résistance aux efforts de dressage de sa mère. La furie irrépressible de Perceval, sa « fureur jamais démentie » à l’image même de la puissance du torrent, nous est donnée à lire comme le symbole de la violence suscitée par Claudine chez son fils, violence qui en retour la tuera. Sa mort libère enfin François, du moins le croit-il à cette étape du récit.

La deuxième partie de la nouvelle porte sur sa vie commune avec Amica, une jeune femme rencontrée par hasard non loin de chez lui, peu de temps après la mort de sa mère. Croyant à tort que la mort de sa mère avait tout effacé de son passé et lui permettait ainsi de recommencer sa vie, François décide d’acheter Amica comme on le ferait d’une esclave ou d’une prostituée pour lui faire partager sa solitude. Bientôt il se rend compte qu’il ne « possède » pas Amica, mais qu’il en est bel et bien possédé. Ce don qu’elle fait d’elle-même pendant les jeux de l’amour – « elle paraît riche de caresses inconnues » – démontre à Francois son impuissance à se donner lui-même gratuitement, sans calcul. Devant ce miroir-témoin de son « gouffre intérieur », il sait alors que le regard de sa mère « continue » à se perpétuer en lui par-delà la mort. « Ô ma mère, que je vous hais! et je n’ai pas encore tout exploré le champ de votre dévastation en moi ».

La présence d’Amica le fait peu à peu remonter à la source du mal en lui( » mon âme est violée « ), jusqu’à l’amener à découvrir l’objet symbolique de son asservissement : un livre de comptes de sa mère ayant servi à « solder l’argent du mal ». Sa soumission aux volontés de sa mère, inscrite ponctuellement dans ce livre de comptabilité et associée à une série d’entrées d’argent, aura ainsi constitué la valeur d’échange pour assurer le Salut de sa mère! François comprend alors sa filiation au mal(« Tu es mon fils, et tu me continues… François, regarde-moi bien dans les yeux »). La quête d’identité qu’il avait entreprise au-delà de la sphère d’influence de sa mère était donc illusoire. Il se sait maintenant lié irrémédiablement à elle. D’où la contemplation éperdue de son image dans le torrent qui a tout absorbé de sa vie à la fin du récit.

Reconnaissant enfin sa filiation au mal –  » je suis le fils du mal  » -, il voudra s’établir dans un rapport d’intimité avec lui par la contemplation de son image. « Je me penche tant que je peux. Je veux voir le gouffre, le plus près possible [sans s’y fondre pour un suicide]. Je veux me perdre en mon aventure, ma seule et épouvantable richesse« . L’extrême attention du regard devient ici l’indice de l’exigence que s’est imposée Francois pour comprendre le mal à sa source même : celle d’une peine inépuisable où se pleurerait le chagrin lui-même enfermé dans la mort. Telle est peut-être la définition la plus appropriée que l’on pourrait donner du songe, soit celle d’un lieu de langage où s’opère la confrontation irrémissible – parce que absolue – avec soi-même :  » si la grâce existe, je l’ai perdue « .

Le récit de tous ces événements – autant ceux concernant Amica rapportés au présent, que ceux touchant son enfance et son adolescence racontés au passé – a lieu environ « quinze ou vingt ans »(l’imprécision vient du narrateur lui-même) après la mort de Claudine. François est donc dans la trentaine avancée au moment où il se les raconte pour la nième fois, à la recherche de leur signification. « Il y a là un manque que je me harcèle à éclaircir depuis ce temps. Et lorsque je sens l’approche possible de l’horrible lumière dans ma mémoire, je me débats et je m’accroche désespérément à l’obscurité ». Mais cette fois, à la faveur du récit qui nous en est fait, les circonstances semblent se prêter à une investigation plus prometteuse. Il s’établit ainsi une correspondance symbolique entre l’état latent de crise que vit le narrateur et la crue du printemps qui s’annonce. Fuir la vérité s’avère désormais impossible pour lui, ce que vient confirmer le dénouement.

Pour une étude plus détaillée, voir Robert Harvey, Kamouraska d’Anne Hébert : une écriture de la passion, suivi de Pour un nouveau Torrent, Montréal, Hurtubise HMH, coll. Cahiers du Québec, no 69, 1982.

Tous droits réservés © 1998 Robert Harvey

Nous accordons le droit d'utiliser les documents de ce site seulement à des fins pédagogiques non-commerciales.
Toute reproduction d'un document devra porter la mention du nom de l'auteur et de l'adresse du site.