Kamouraska

Amour et mort se mêlent inextricablement dans ce récit qui se donne à lire à deux niveaux distincts. C’est dans le va-et-vient de la narration à l’histoire, comme dans le travail patient du petit point(envers/endroit), que s’organise la structure complexe du roman.

1) L’histoire

A la faveur d’une nuit d’angoisse au chevet de son deuxième mari, Elisabeth (d’Aulnières) Rolland revit les événements dramatiques qui ont conduit, vingt ans plus tôt, au meurtre de son premier mari, Antoine Tassy. D’abord confus, son récit apparaît éclaté comme un miroir brisé. L’histoire est racontée par bribes, au hasard de ses souvenirs qui se bousculent et parfois se confondent dans le maelstrom des hallucinations et des cauchemars. Puis peu à peu, les faits se précisent sous l’impulsion de la conscience qui décide d’assumer entièrement la maîtrise de la narration.

A l’âge de seize ans, Elisabeth d’Aulnières épouse Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska. La violence de son mari, ses habitudes de débauché et sa neurasthénie, lui feront fuir Kamouraska avec ses deux enfants, pour aller trouver refuge chez sa mère et ses trois tantes dans la maison de Sorel où elle avait passé son enfance. Soignée pour ses blessures par le docteur George Nelson, ancien compagnon de collège de son mari, elle devient sa maîtresse et se retrouve bientôt enceinte de lui. Pour sauver sa réputation d’épouse et préserver les apparences face à la bonne société de Sorel, Elisabeth doit alors feindre une réconciliation amoureuse avec son mari, malgré l’horreur qu’il lui inspire.

La haine croissante d’Elisabeth pour son mari et le ressentiment de George depuis l’enfance à l’égard d’Antoine, pousseront les deux amants à vouloir s’en débarasser à tout jamais. L’empoisonnement apparaît d’abord comme le moyen le plus discret et le plus sûr. On en charge Aurélie, la servante, qui doit tenter de séduire Antoine pour ensuite lui servir à boire le breuvage mortel. Mais peine perdue: Antoine vomira tout sans en mourir.

C’est à George que revient alors la sale besogne de l’assassiner. Commence pour lui une folle équipée en traîneau à travers la neige et le froid. Tiré à vive allure par son fougueux cheval noir, Nelson franchit en quelques jours les deux cents milles qui séparent Sorel de Kamouraska, et tue Antoine le 31 janvier de l’année 1839 dans une des pires boucheries qui soit. Cet accroc au plan initial contraint George à retourner en toute hâte vers sa maîtresse, le temps de lui dire adieu avant d’aller chercher asile au-delà de la frontière canadienne. Restée seule pour faire face à la justice, Elisabeth est traduite devant les tribunaux pour complicité, mais bénificie d’un non-lieu faute de peuves. Finalement, l’absence prolongée de George dont elle demeure sans nouvelles, l’oblige à « se refaire une réputation » en épousant Jérôme Rolland, notaire de Québec.

 2) La narration

L’intérêt proprement littéraire de Kamouraska réside dans le travail d’organisation des souvenirs(1819-1839) qu’assume Elisabeth Rolland au cours de son « rêve » en 1860. Grâce à un exercice de distanciation de tous les instants, elle réussit d’abord à se protéger contre l’envahissement de ses souvenirs. En les organisant chronologiquement, cela lui permet de retarder, du moins temporairement, le moment redouté du meurtre. Mais le procès auquel son rêve l’assigne à comparaître – « jour de colère en ce jour-là(dies irae, dies illa)/le fond des coeurs apparaîtra/Rien d’invengé ne restera » -, l’oblige bientôt à revivre, pleinement cette fois, l’horreur du drame.

Au-delà de la simple évocation du passé et de sa reconstitution, la matière du récit trouve son principe organisateur dans le rituel commémoratif qu’initie Elisabeth Rolland au cours du « sacrifice célébré sur la neige à Kamouraska ». L’évocation se fait alors invocation, et la narration, récitation. Consacrant « le cycle infernal de la folie renaissant de ses cendres », cette « écriture » de la passion l’amènera dès lors à s’unir à George Nelson dans l’absolu de l’intemporalité, comme pour une rédemption.

* Pour une étude plus détaillée de l’oeuvre, voir Robert Harvey, « Kamouraska » d’Anne Hébert: une écriture de la passion, suivi de Pour un nouveau « Torrent », Montréal, Hurtubise HMH, coll. Cahiers du Québec » no 69, 1982, pp. 5-127.

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